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Visites du patrimoine Breton
Le Prince & le Curé
En août 1834 l'Abbé Le Roux, curé de Belle-Isle-en-Terre, rencontre le célèbre Prince de Joinville. Il salue le fils du roi Louis-Philippe mais tient tout de même à lui présenter des doléances, et ce d'une manière fort originale "Ton père n'a pas toujours eu son derrière sur le Trône, qu'il prenne garde à lui !". L'anecdote, mêlant humour et folklore local, nous est rapportée quelques années après les faits par la mémoire locale ainsi que par des historiens bretons tels que Benjamin Jollivet en 1855.
Mais que voulait le curé, et comment diable osait-il parler ainsi à un prince ?
François Le Roux est resté dans les mémoires comme un ecclésiastique fougueux et exubérant. Né à Trégrom le 2 novembre 1762, il fut d'abord prêtre à Pluzunet puis arriva au presbytère Bellislois en 1811, où il resta jusqu'à sa mort le 26 décembre 1841. Son arrivée à Belle-Isle fit grand bruit… à 49 ans il avait déjà une aura mythique. On murmurait qu'il avait préféré passer les années de la Révolution caché dans un chêne creux à Trégrom, plutôt que de prêter serment à la constitution du clergé. C'était un inflexible, un brin agité auraient dit les mauvaises langues. Il mettait une grande émotion dans ses sermons en breton, partant parfois dans des envolées lyriques, des imitations, des exclamations faisant courir un frisson dans l'assemblée. Il n'hésitait pas à gronder voire à malmener ses ouailles lorsqu'elles se tenaient mal. Il surnommait ces réprimandes musclées des "bouquets", une périphrase qui faisait tantôt rire tantôt trembler les bellislois.
En prenant de l'âge, l'Abbé n'en devint que plus redoutable et plus passionné, quoique la fatigue se fit ressentir par moments.
St-Envel, St-Jacques, Locmaria,... traverser régulièrement Coat-an-Noz et la vallée du Léguer pour célébrer des offices aux quatre coins de la paroisse devenait compliqué. Il voulait un vicaire pour le suppléer à Loc-Envel, mais les autorités ne répondaient pas. Il envoya même des lettres à l'État, mais sans plus de succès. Et les mémoires locales nous rapportent que l'Abbé Le Roux eut un jour l'occasion de faire remonter sa revendication aux plus hautes sphères du pouvoir français.
En août 1834, le jeune François d'Orléans Prince de Joinville, 16 ans, fils du Roi, dut se rendre à Brest dans le cadre de sa formation navale. La route Paris-Brest, actuelle RN12, n'était pas de tout repos. Selon ses Mémoires, il fit un voyage assez fatigant puisque son précepteur monsieur Trognon (si si, c'était son nom, allez vérifier dans l'autobiographie du Prince !) lui fit réviser sans répit chaque leçon possible et imaginable en vue du diplôme d'entrée dans la Marine. Le Prince aurait certainement préféré rêvasser devant nos beaux paysages bretons, ceux des terres, avant de passer à la monotonie du grand bleu. Heureusement le carrosse dut faire une halte à Belle-Isle-en-Terre. Il y avait le long de la grand route l'Hôtel des Trois Rois, un grand relais qui accueillait les voyageurs. On salua la foule qui s'était amassée en comité d'accueil, on fit changer les chevaux, on souffla un peu, et enfin... on mangea.
C'est à ce moment là dit-on que l'Abbé Le Roux, inquiet de l'agitation dans la rue, débarqua.
La rencontre :
L’abbé ne prit pas le temps de changer de soutane. Il courut à l’hôtel sans se faire annoncer, ne frappa même pas, déboula droit vers prince, qui mangeait paisiblement le repas de midi, dos à la porte. Le noble adolescent sentit qu'on lui tapait sur l’épaule :
— Bonjour, mon fils ; comment vas-tu ?
Il se retourna, étonné ; mais devant le vieux prêtre qui le regardait en souriant, il se leva et salua avec respect. Monsieur Trognon le précepteur se leva aussi, mais ne cacha pas son indignation face à cette absence de tout protocole princier.
— Bien, bien, mon fils, repris l’abbé. Je savais déjà que tu es un bon enfant et je venais te charger d’une commission pour monsieur ton père. Nous avons été dans le malheur tous les deux ; lui aussi a mangé le pain de la douleur ; il n’a pas dû l’oublier. Cependant je lui ai écrit et il ne m’a pas répondu. Il n’a pas toujours eu son derrière sur le Trône ; qu’il prenne garde à lui !…
Et, après une pause où il parut prendre une détermination qui lui coûtait, bomba le torse :
— Allons, mon cher enfant, je ne veux pas que mes mots dépassent ma pensée ; il est ton père et je ne te ferai pas de peine. Mais tu lui diras que je suis accablé de fatigues de toutes sortes et que, s’il ne m’accorde pas le traitement d’un vicaire, c’est tant pis pour lui : je lui enverrai un bouquet…
Le vieil Abbé parti, le Prince demanda aux locaux le sens de cette phrase cryptique et fut fort amusé par la menace du bouquet.
Il ne fait aucun doute que cette histoire de bouquet fut ressortie lors des conversations de la haute aristocratie parisienne. La légende dit en tout cas que la réponse ne tarda pas : Le Roux eut droit à un vicaire pour l'assister.
Loc-Envel avait désormais un jeune officiant pour célébrer la messe, et le vieil abbé n'eut plus à s'inquiéter de devoir traverser les vastes bois de Coat-an-Noz.